Grand voyageur, Chris Marker est parti, comme on dit, pour un très long voyage. Mais si le corps du cinéaste ne revient pas, ses films – le corpus de son œuvre – nous revisitent, nous enchantent, nous interrogent encore et encore.
Ce matin je revois « Sans soleil » où les paroles de Chris Marker me reviennent par la voix de Florence Delay : … Je salue les miracles économiques, mais ce que j’ai envie de vous montrer ce sont les fêtes des quartiers.
Je me demande ce qui chez lui me touche le plus. Peut-être la sincérité de son engagement, où poésie et ironie voyagent ensemble et sa capacité de matérialiser l’imaginaire, de rendre le quotidien surprenant, magique parfois. Chris Marker est pour moi un rebelle qui joue avec les armes de la pensée et de l’image. Depuis qu’en 1960 j’ai découvert « Lettre de Sibérie », « Dimanche à Pékin », « Les Statues meurent aussi »… j’ai toujours considéré Marker comme un cinéaste philosophe, un poète de l’instant et un arpenteur inspiré du champ politique.
Créateur inimitable quant à son style, son ton et sa démarche – autant qu’Alain Resnais et Jean-Luc Godard – Chris Marker nous inspire par son esprit vagabond où l’invention va de pair avec le jeu et l’exigence avec la prise de risque. En vrai chercheur, il fait rimer ambition et discrétion, désir et secret.
Le bel hommage que lui rend « Libération » témoigne de la difficulté de qualifier Marker : « bricoleur », « militant », cinéaste », « écrivain », « artisan », « geek » … « artiste multipolaire » en somme.
Il aime traverser les champs, les mers, les foules, les matières et les pensées. Il pratique avec bonheur les métissages, les paradoxes, les pas furtifs et les sourires de Guillaume le chat.
La précieuse leçon qu’il nous donne est : comment vivre longtemps par le désir de créer, de continuer à créer. Récemment encore, Chris confiait à un ami qu’il avait des projets pour de nombreuses années, encore plein de désirs de faire.
Je ne sais pas si « l’amour est plus fort que la mort », mais je pense avec Chris Marker que le désir de créer éloigne la peur de la mort.
En même temps, la pensée de la mort est bien présente dans sa vie et dans son œuvre. Déjà avec « Le Cœur net » (1950), son premier livre et unique roman, portant en exergue les mots d’un Negro spiritual qui commence ainsi : Death come to my house… Le roman ouvre sur un accident d’avion et s’achève sur la détresse d’une femme après la mort de l’homme aimé.
Peut-être que la force vitale de Chris Marker et sa révolte créatrice viennent aussi du désir de tout faire pour éloigner la détresse face à la mort.
Abraham Ségal
Cinéaste, documentariste
Membre du CA d’ADDOC
le 31 juillet 2012